Fin d'une conversation téléphonique
vous : Alors, c'est sûr tu viens ???
Elle : Oui, c'est décidé.
vous : Cool ! Tu vas voir, c'est formidable ! Les dauphins, les fonds sous-marins, la plage, les tortues, les ...
Elle : Oh, tu sais... ça fait bien longtemps que j'ai compris que je ne verrai pas tout ce qu'il y a sur terre. Alors tes dauphins et tes tortues, si je ne les vois pas, ce n'est pas grave !
vous : ....
Elle : Non, moi ce qui m'intéresse, c'est ton vécu. Te voir en classe. Te suivre dans ton quotidien. Connaître et ressentir cette chaleur, les échanges, ces moments durs et beaux.
vous : ....
Elle : Ça ne te dérange pas ?
vous : Euh............non. Ok, on fait comme ça. Bisous, à très bientôt alors !
5 secondes plus tard. Le temps pour vous de localiser votre Cher et Tendre qui, Oh comme c'est surprenant, était affalé concentré devant l'ordi.
- Dis Pierre...
- Hummm ? (= vas-y parle mais vite car là je suis en plein jeu et l'instant est critique)
- Je crois que là, on va avoir une invitée pas comme les autres...
- Hummm ! (= meuh non, une plage, les cocotiers, des dauphins et le tour est joué)
- Non non, on ne va pas pouvoir lui filer le même programme qu'aux autres touristes.
- Booaaff ! (= t'exagère, elle veut faire quoi?) Hum! Grrmmmre (= Merde j'viens de me faire attaquer mes défenses pendant que tu me causes)
- En fait elle veut m'accompagner en classe pour "ressentir mon vécu".
- Hé, hé, hé !!! (= j'me fous de ta gueule en insinuant un truc que tu vas capter dans 10 secondes le temps que ton cerveau s'enclenche)
- ........... (10 secondes passent) ............ Mais non! rien à voir avec mes odeurs corporelles ! T'es con.... Je crois qu'elle veut juste vivre ma vie d'instit. C'est marrant hein ?
- Yark Niark ! (= je t'écoute plus depuis 5 secondes, je viens de réussir à bousiller ces enfoirés de leur race)
- Bon en tous cas, c'est cool d'avoir parlé avec toi, je vois ce qu'il me reste à faire.
En effet. Vous n'auriez pu rêver mieux comme dernier défi.
Avec Pierre et Vacances, ne formulez pas vos désirs sans réfléchir aux conséquences...
Contenter une invitée sans le secours des charmes de l'île?
Tout repose désormais sur vos "frêles-mais-pas-tant-que-ça" épaules.
Elle veut vivre votre vie ?
Elle ne va pas être déçue...
Comme vous n'êtes pas un monstre, vous commencez quand même par un plouf dans cet indien d'océan.
Parce que quand même, venir à Mayotte sans mettre les pieds dans l'eau...non !
Quand même...
Mais dès le lundi : plongée dans un autre océan.
Celui de Tsoundzou.
Pas de cocotiers, mais des cahiers,
Pas de sable, mais des tables,
Pas de maillots mais un tableau,
Pas de vagues mais des grands fonctionnaires du vice-rectorat qui ne veulent surtout pas en provoquer
Et
Pas de tortues mais des élèves (quoique..vu la vitesse de travail de certains...)
Bref, votre lieu de vie travail.
Première constat : fait chaud.
Première remarque de votre "Faisant fonction d'ATSEM" : Mais comment tu as fait ???
Tout est si différent.
Les élèves, l'école, la chaleur, le rythme, le mobilier, les bruits, le fonctionnement,...
Ouaff... Vous tentez de lui raconter que c'était rien, que vous êtes un super instit et que vous avez su vous adapter tel un maki dans un verger.
Elle vous répond tranquillement qu'elle lit votre blog depuis le début et vous remémore l'article dans lequel vous disiez appeler Pierre, en larmes, à chaque récré pour lui dire que vous étiez toujours en vie et de téléphoner à Air Austral pour réserver 2 billets en urgence pour la métropole...
Vous faites moins le malin.
Les gens qui lisent votre blog, ça vous étonne, ça vous plaît, ça vous flatte. Mais qu'ils se souviennent des bêtises racontées dans les articles vous agace... Vous ne pouvez plus ré-inventer les choses en changeant des détails à chaque version.... (vous songez d'ailleurs un court instant à ré-écrire tous les articles du blog afin de donner une bien meilleure vision de vous à travers vos aventures mahoraises mais une petite voix sournoise et pernicieuse vous murmure que c'est ce que vous avez déjà fait et que de toutes façons vous êtes bien trop fainéant pour tout recommencer...)
Et votre "Faisant-Fonction d'Instit-à-tout-faire" continue de partager votre vie et vos élèves.
Celui qui ne connaît pas les lettres de l'alphabet en CM2, celui qui lit couramment, ceux qui ne savent pas faire une phrase correcte en fançais, celui qui regardera les autres manger et on se demande ce que, lui, mangera dans la journée, celle qui a d'inquiétants boutons sur le pied, celui qu'on ne reverra plus, ceux qui sont tout le temps pieds nus, celle qui tire ses traits comme il faut à la règle, celui qui a un tee-shirt troué, ceux qui sourient quand même.
Elle verra finalement qu'il y a les bavards, les sérieux, les un peu durs, les bruyants, les attendrissants, les fatigants...
Elle verra finalement qu'ils sont différents de leurs camarades de métropole en étant parfois tellement ressemblants.
Comme vous vouliez aussi en profiter pour frimer montrer des choses à votre invitée, vous avez concoté une petite sortie dans la mangrove avec votre jeune collègue blonde qui a des CE1.
Ah oui.... vous aviez oublié de lui dire qu'il valait mieux mettre des baskets quand on s'aventure dans une mangrove un peu humide. (par contre vous n'avez curieusement pas oublié de mettre les vôtres...)
Mais bon, elle voulait ressentir Mayotte après tout. Et bien, qu'elle commence par le ressentir à travers ses pieds !
Elle a pataugé, vasouillé, splatché mais étonnament pas glissé (pourtant votre appareil photo était prêt...)
Elle a découvert les palétuviers et ses habitants
Le périophtalme (bourdou en shimaorais).
Seul poisson à ne pas savoir nager.
L'est quand même con ce poisson....
Même vous, vous savez nager.
A peu près.
Et pourtant vous n'êtes pas un poisson.
Sauf d'un point de vue astrologique.
Bref, ensuite vous avez ordonné à vos esclaves élèves de choper (tendrement)
un crabe violoniste.
Et pendant que votre Invitée-aux-pieds-boueux s'émerveillait de tenir debout tous les trésors cachés d'une mangrove, vous, vous accomplissiez votre travail de gendarme d'instit à coup de :
- E wawe! Co ! Haraka ! (traduction : Hé ! Toi ! Viens ici ! Et bouge ton cul en vitesse !)
ou de :
Bon alors maintenant tu arrêtes et tu m'obéis, j'en ai ras-le-bol de te courir après et d'abord rends-moi mon appreil photo et comment ça se fait que tu l'as, j'l'avais donné à Abdou mais...d'ailleurs il est passé où celui-là ? C'est pas possible, vous êtes incroyable, on aurait mieux fait de rester en classe, tiens, on peut vraiment rien faire avec vous et puis la prochaine fois..........
(ça, vous ne frimez pas en le disant en shimaorais...)
Humm... Bref, .... qu'est-ce que vous disiez déjà... ?
Ah oui !
Un moment agréable, tout en douceur, durant lequel vos élèves ont échangé leurs connaissances dans ce cadre authentique et reposant.
Et puis vous êtes arrivés sur la plage (ben oui, une mangrove se situe près de la mer, voyons)
Vous avez fermement rappelé à vos élèves ce qui allait leur arriver si un seul d'entre eux mettait ne serait-ce qu'un orteil dans l'eau. (vous ne pouvez malheureusement pas écrire dans cet article ce qui risquait de leur arriver, vous craignez sinon d'être viré de l'Education Nationale....)
Et vous avez profité de la beauté du lieu. (Pendant que votre invitée allait rincer ses pieds dans la mer sous l'oeil affolé de vos élèves qui se demandaient si elle était concernée par la punition non-explicitée précédemment....) (mais bon, non seulement vous n'avez pas puni votre invitée, mais en plus vous avez autorisé (du bout des lèvres) quelques élèves à l'accompagner histoire de l'aider dans ce moment périlleux)(vous êtes trop bon)
Beauté contrastée d'un lieu fragile.
A un moment vous avez pris conscience que vous étiez maintenant un vieil instit chevronné :
Alors que votre (jeune) collègue blonde engueulait criait vigoureusement sur ses élèves pour qu'ils descendent des arbres parce que non mais, hé oh ! ça va pas non ?
Vous, vous demandiez à vos élèves, perchés en haut de l'arbre, de lever les mains et de faire coucou pour que vous puissiez les prendre en photo....
A votre retour en métropole, il faudra que vous vous replongiez un court instant dans le manuel du "parfait petit instit" afin de réviser ce que vous avez le droit ou pas de faire faire à vos élèves... (il vous semble que laisser grimper ses élèves en haut d'un arbre, même pas bien grand, est déconseillé. Sauf si c'est un arbre agréé "éducation nationale".)
Puis vint l'heure du retour en classe.
Avec le moment éprouvant de la traversée du petit cours d'eau boueux... Ce n'est pas parce que votre ex-collègue-à-la-retraite-aux-pieds-boueux avait les pieds noirs de boue que vous deviez partager le même sort...
Des élèves sont donc venus spontanément à votre aide, après les avoir suppliés, menacés, engueulés, payés.
Et vous vous en êtes pas trop mal sorti.
Bref, une belle journée digne de "vis ma vie" d'instit !
Quoi ? Non, non, le grand black derrière vous n'est pas votre garde du corps, ni un collégien égaré, mais bel et bien votre élève...
Oui il est deux fois plus grand et baraqué que vous, et alors ????
(subtilement, vous vous en êtes fait un allié dès les premières semaines de classe. Vous l'appréciez bien, il vous aime beaucoup (il essaie d'ailleurs de vous convertir à l'Islam). Vous vous souvenez d'une fois où, sur la pointe des pieds, vous essayiez en vain de choper un truc sur l'armoire. La petite Anita est alors arrivée et vous a dit avec la voix du bon sens : "maître, laisse faire Irchadi...lui il va y arriver mieux que toi." (ça vous a évidemment vexé mais elle n'avait pas tort...) (vous l'avez quand même punie car elle s'était levée de sa chaise sans permission... non mais!))
Que dire de plus sur cette étrange expérience de "vis ma vie" d'instit ?
Que c'était bien. Très bien.
Certes c'était confortable d'être deux adultes dans la même classe. Ne plus avoir l'impression de laisser des gamins largués sur le côté. Savoir qu'une collègue (que vous estimez beaucoup) est là. Lui faire confiance et se reposer sur elle. C'était bien à la fois pour vous ("va voir Madame Corinne ! Elle va corriger ta feuille !") et pour eux.
Mais surtout, avoir quelqu'un qui vous comprendra quand, en métropole, vous parlerez de vos élèves mahorais (qui vous ont énormément fatigué mais que vous regretterez tellement). Les autres personnes en auront vite marre de vous entendre rabacher les mêmes souvenirs. Elle, elle les comprendra.
Beaucoup d'échanges. De quoi réfléchir pendant plusieurs vies...
Vous avez quand même tenu à jouer un petit peu votre rôle de Pierre-et-Vacances !
Quelques balades. Parfois un peu périlleuses ! Votre invitée ne plonge pas dans le lagon mais plutôt sur les cailloux. Ça vous a étonné...
Une rencontre furtive avec les tortues. Mais la mer était agitée et votre invitée, bien que dans l'eau avec palmes, masque et tuba, a eu le mal de mer. Ça aussi, ça vous a étonné !
Des repas "hors du temps" pris dans des endroits dont vous aviez oublié la beauté. Heureusement elle était là pour vous la rappeler. Et vous dire d'en profiter.
Des belles discussions le soir sur la varangue. Durant lesquelles vous, votre Invitée et votre Compagnon-sauveur-de-l'Humanité-et-pourfendeur-de-copies, avez échangé sur les mystères de la vie et la somptuosité de la tarte aux citrons meringuée.
Des petites balades avec les chiens sur les petits sentiers. Votre Invitée, curieuse de toutes ces petites choses et facilement étonnée, a adoré les "sensitives". Ces petites plantes qui se referment dès qu'on les frôle. Il y en a beaucoup sur le chemin. Vraiment beaucoup. Et elles se referment toutes.... Vous le savez maintenant. Votre boulet d'invitée a tenu à le vérifier.... (ainsi que le temps mis par chacune à se ré-ouvrir...). La promenade censée durer le temps d'une crotte et d'un pipi s'est considérablement allongée. Les chiens ont adoré...
Et pour finir un tour de l'île en voiture. Joli moment qui vous a permis de continuer à faire partager votre ressenti de Mayotte au bout des 4 ans. La beauté et la complexité de cette île et de ses habitants. Vous avez pu voir, certainement pour la dernière fois, certains paysages. Et commencé à graver quelques images en mémoire.
Et des moments de silence quand il n'y a plus rien à dire.
Les mots sont de trop alors on observe, on ressent.
Le soleil qui fuit, la nuit qui tombe, le bruit des vagues.
Juste écouter.
Une personne qui arrive pour la seconde fois dans un moment important de changement dans votre vie.
Et qui à nouveau, vous aide à partir.
Et sur ces belles paroles,
Après 4 ans d'abnégation, de dévouement,
de sacrifices pour des envahisseurs envahissant
A l'heure où les expats prennent leur envol
Pierre-et-Vacances
Vous tire sa révérence